Piquenique

Par Monique Pagé

Seul itinérant, à des kilomètres à la ronde, les gens acceptaient la présence tranquille de Serge.

En saison clémente, on le voyait assis par terre près de la porte de l’épicerie Métro ou marchant très lentement au bord du chemin des Patriotes qui longe la rivière entre Saint-Charles et Richelieu

Il s’était imposé dans ma vie sans le vouloir. J’avais pris l’habitude de lui proposer le café qu’offrait gracieusement l’épicerie et de le lui apporter avant de retourner faire mes achats. 

Grand mince, entre 50 et 70 ans. D’un âge indéchiffrable sous sa peau basanée, texturée de rides comme un vieux cuir de selle. Sa crasse, sa longue barbe, ses cheveux hirsutes et ses haillons cachaient toutes traces d’une enfance heureuse. Parfois, je lui racontais une bribe de ma journée et lui posais une question. Il me répondait d’un regard et hochement de tête ou d’une courte phrase. Peu à peu j’avais glané quelques éléments de sa vie. Un jour il m’a nommé le quartier de son enfance. J’ai appris qu’il avait fréquenté l’Université de Montréal durant presque deux ans en sciences politiques, dans les années soixante-dix. Avais-je développé une certaine amitié pour lui? Surement une sympathie. Il me rappelait mon frère disparu lui aussi hors des filets sociaux.

Ce matin, je prends une pause. J’ai besoin de marcher à mon tour. Boulevard Gouin, je visite le quartier d’enfance de Serge, décédé le mois dernier. Seul au bord d’un fossé. Il ne reste de lui que quelques phrases dans le journal local. Me voici faisant un dernier bout de chemin avec lui. Je prends quelques photos de l’école primaire que je suppose la sienne. Y a-t-il été heureux? Jouait-il avec les autres enfants ou restait-il silencieux dans un coin? Comment a-t-il quitté une vie normale pour se retrouver là où je l’ai connu? Que s’est-il passé?

Dans ce parc Saint-André-Apôtre qu’il avait nommé un jour où il avait aligné presque deux phrases, je l’imagine qui fait les cent pas. Il arpente les mètres et les heures lentement, très lentement. Il regarde droit devant lui. Il choisit cet arbre généreusement ramifié, mais défolié à sa base. Un arbre tente, un arbre case, un arbre abri. Il s’assoit et attend.

J’invente aussi des enfants dans la cour d’école jouxtée au parc. Ils s’attroupent pour observer Serge qui devient dans leurs yeux un personnage digne d’intérêt et cause de fébrilité. Je fais de lui, leur héros d’un jour.

Je me vois arriver par hasard, il est assis sous l’arbre. Comme d’habitude je lui offre un café. Il me regarde de ses yeux bleu clair, vifs et limpides comme une fêlure dans son armure d’itinérant. Il me répond simplement : oui. J’ajoute « avec un peu de sucre et pas de lait ». Oui.

Je lui apporte aussi un croissant. Il déjeune assis sur le sol sablonneux sous les fleurs de marronnier. Je reste à deux mètres de lui, non pas à cause de la pandémie, mais c’est la distance qu’il semble préférer, la distance à laquelle la troisième ride entre ses deux sourcils se détend.

Nous parlons peu. Il boit lentement. La cloche de fin de récréation sonne. De l’autre côté de la clôture de l’école, les enfants lambinent, des adultes viennent voir ce qui se passe. Puis nous laissent seuls.

Quand Serge me remet le verre de carton, je sais que l’entrevue est terminée. Je me tais.  Et les alentours déserts s’imposent à nouveau à ma conscience.

Une école normale dans un quartier normal. Des arbres, des fleurs, une ambiance pas si mal en soi. Qu’est-il arrivé ensuite pour qu’un homme en vienne à s’effacer ainsi de sa vie?


Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture géopoétique sur les parcs.

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